Chapitre VIII

Grâce à la boussole, il fallut deux heures seulement à la petite troupe pour sortir du labyrinthe des galeries. Broom et Rojas, désarmés, marchaient solidement encadrés, et ils semblaient à présent accepter leur défaite avec résignation.

Le premier, Morane qui, suivi de Frank Reeves, marchait en tête, arriva à la bifurcation menant à la grande caverne dont les Alfourous avaient fait leur temple. Là, Bob s’arrêta, l’oreille aux aguets, mais nul bruit ne lui parvenait.

— Éteignons les torches, dit-il en se tournant vers ses compagnons. Leur lueur pourrait déceler notre présence. Nous marcherons jusqu’au temple en longeant la muraille…

Quand les torches furent éteintes, la marche reprit. Une marche lente, circonspecte d’Indiens sur le sentier de la guerre. Une faible luminosité venant du temple permettait d’avancer rapidement et, au bout de quelques minutes, les sept naufragés de l’air débouchèrent derrière la grande estrade de pierre.

Au premier coup d’œil, Morane se rendit compte de façon certaine que la grande caverne était déserte. La lueur du jour, pénétrant par l’entrée, l’éclairait d’une clarté dorée donnant à chaque chose un relief étrange, fantomatique, produit par le jeu brutal des ombres et de la lumière. Le telum gisait toujours en bas de son socle, brisé en morceaux, et le corps du sorcier, abandonné parmi les débris du palanquin qu’il avait brisé dans sa chute, ressemblait, lui, avec ses horribles traits crispés et la lance toujours plantée dans sa poitrine, à quelque victime offerte en holocauste à l’idole déchue.

Laissant ses compagnons en arrière, Morane, le fusil mitrailleur braqué, prêt à tirer, se dirigea avec précaution vers l’entrée de la caverne et jeta un coup d’œil au-dehors. Le village était presque désert. Seules quelques femmes allaient de case en case, vaquant aux travaux journaliers. Au bord de la rivière, attachées le long du wharf de bambou, deux longues pirogues flottaient, pareilles à d’énormes crocodiles assoupis.

Après avoir soigneusement inspecté les environs, Bob revint vers ses compagnons.

— Quand vous avez été capturés, demanda-t-il en s’adressant à Broom, combien y avait-il de pirogues amarrées à l’embarcadère ?

— Je n’ai pas songé à les compter, répondit l’Australien mais il y en avait un assez grand nombre. Vingt ou peut-être plus…

— Il n’y en a plus que deux à présent, fit Morane, et le village semble désert, ou presque. Les guerriers doivent l’avoir quitté nous laissent la empruntant les pirogues – pour aller où, je me le demande – et ils nous laissent la voie libre.

— C’est trop beau pour être vrai, dit Reeves. La chance va tourner avant longtemps.

— C’est fort possible mais, tant qu’elle nous sert, profitons-en. Fonçons tous à travers le village et gagnons les pirogues.

La voix de Rojas résonna, mal assurée comme d’habitude.

— Et nos armes, commandant ? Broom et moi sommes même désarmés. Qu’arrivera-t-il si les Papous nous attaquent. Nous n’aurons même pas les moyens de nous défendre…

— C’est juste, intervint l’Australien. Rojas a raison. Il faut nous laisser une possibilité de sauver notre peau. D’ailleurs, en cas de conflit avec les Alfourous, nous ne serons pas trop à sept de pour en venir à bout.

Longuement, Morane scruta les traits de ses interlocuteurs, mais il ne put y lire qu’une anxiété légitime. Cependant il hésitait encore. Instinctivement, et avec raison, il se méfiait des deux scélérats. Il tourna vers Reeves un visage interrogateur.

— Qu’en pensez-vous ? demanda-t-il.

— Je pense que Broom a raison. En cas de coup en ayant nous devrons soin de les faire face au danger. Rendons-leur leurs armes, mais en ayant tenir à l’œil.

À contrecœur, car il continuait à se méfier. Bob fit signe à Ballantine de restituer fusils mitrailleurs et revolvers aux deux hommes.

— Et je te charge de les surveiller Bill, recommanda-t-il au mécanicien. Au moindre mouvement insolite, n’hésite pas à faire feu.

Le colosse se mit à rire, d’un gros rire qui ressemblait à un ouragan et se révélait tout aussi menaçant pour Broom et Rojas.

— N’ayez pas peur, commandant. Si un de ces messieurs s’avise encore de sortir du droit chemin, j’en fais de la dentelle.

Quelques minutes plus tard, les sept hommes, déployés en tirailleurs, faisaient irruption dans le village, à la grande terreur des femmes qui fuirent, effrayées, en poussant des cris de volaille pourchassée. Mais Morane et ses compagnons ne se souciaient guère d’elles. Ils couraient vers l’embarcadère, pressés de mettre l’eau entre eux et d’éventuels agresseurs. Comme ils n’étaient plus qu’à une vingtaine de mètres de la berge, Felton poussa un cri et tendit le bras vers la droite. Un parti de dix à quinze Papous, peints en guerre, accouraient dans leur direction en brandissant lances et casse-tête.

— Aux pirogues, hurla Morane, et que personne ne tire !…

Pendant que ses six compagnons gagnaient les embarcations, il s’agenouilla, faisant face aux Alfourous. Déjà, une sagaie sifflait dans sa direction. D’un retrait du corps, Bob l’évita et, aussitôt après, épaulant son arme, il visa et fit feu. Une courte rafale qui fit s’élever un nuage de sable devant les pieds des Papous surpris et effrayés. Une deuxième rafale les mit en fuite.

À son tour, Bob tourna les talons et courut vers la rivière.

— Coupez l’amarre du second canot et poussez-le au large, hurla-t-il.

Felton obéit et cinq minutes plus tard, Morane rejoignait ses compagnons dans la première pirogue qui, vigoureusement propulsée, gagna rapidement le milieu de la lagune.

— Pourquoi ne pas leur avoir mis un peu de plomb dans l’aile, demanda Bill en désignant les Papous qui gesticulaient sur la berge, juste assez pour leur apprendre à se conduire en gens civilisés ?

— C’est justement ce que je veux éviter, répondit Bob d’une voix tranchante. Il est inutile d’abuser de notre force. Les affaires des Papous ne nous regardent pas, et personne ne nous a forcés à venir les déranger dans leur vallée perdue.

— Si, quelqu’un nous y a forcés. Sans monsieur Broom…

Ballantine tournait vers l’Australien un visage chargé de menace et disant assez que, si Bill avait pu disposer de Broom à sa guise, celui-ci n’eut pas pesé lourd entre ses puissantes mains.

— En voilà assez, Bill, coupa Morane. Quand nous arriverons à Port-Moresby, si nous y arrivons jamais, monsieur Broom sera puni pour ses forfaits. En attendant, il ne nous appartient pas de le juger.

Ballantine n’insista pas. Son visage s’empourpra et il baissa la tête comme un enfant pris en faute.

La pirogue filait rapidement sur les eaux calmes de la lagune, en direction de la grotte dans laquelle la rivière disparaissait, comme dévorée par le volcan. Quand l’embarcation s’engagea sous l’arc de rocher, Bob, une torche allumée à la main, se posta à la proue afin de guider les pagayeurs et, une fois de plus, le Khiliandong absorba les hommes dans ses ténèbres hostiles.

 

*
* *

 

Un arc de lumière se dessina au loin, et sa clarté dorée faisait pâlir l’éclat de la torche tenue par Bob. Les naufragés savaient que, passés cette porte ouverte sur l’inconnu, ils retrouveraient la liberté. Ils n’auraient en effet aucune peine à regagner l’épave du Mitchell pour, une fois là, attendre en toute quiétude l’arrivée des secours.

Au débouché du cours souterrain, une surprise désagréable les attendait cependant, car un demi-cercle de pirogues montées par des Alfourous barrait la rivière.

Pourtant, ce déploiement de forces ne se manifestait pas contre les blancs, mais contre un groupe de Pygmées Négritos qui, assaillis de deux côtés à la fois – car un parti d’Alfourous tenait les abords de la forêt – défendait pied à pied le coin de berge qu’il occupait. Des cris de colère retentissaient et, de part et d’autre, des guerriers s’en allaient rejoindre les âmes de leurs ancêtres.

La pirogue des hommes blancs s’était immobilisée et les mains avaient abandonné les pagaies pour saisir les armes.

— Que personne ne tire, dit Morane. Ceci est une querelle privée et, si cela nous est possible, il nous faut tenter de la résoudre pacifiquement. Cela surtout dans notre propre intérêt. Nous ne pouvons espérer nous lancer dans la mêlée sans courir le risque d’y perdre quelques plumes.

Frank Reeves se pencha vers lui :

— Nous n’y parviendrons pas, dit-il. Ces gens-là sont déchaînés et il serait aussi inutile de leur parler de paix qu’à deux boxeurs qui se disputent le championnat du monde. La bagarre prendra fin seulement lorsque l’un des deux clans sera vaincu et, de toute façon, par situation même, nous allons nous y trouver mêlés.

— Nos armes effrayeront peut-être les Alfourous, et nous trouverons bien le moyen de nous entendre par la suite avec les Pygmées.

En lui-même, Bob doutait de la conclusion pacifique de l’affaire. À la suite du double sacrilège commis dans la caverne, les Papous devaient être, littéralement assoiffés de carnage et de sang.

Déjà, les Alfourous s’étaient aperçus de l’arrivée des étrangers. Cinq pirogues, montées chacune par une dizaine de guerriers, se détachèrent du cercle et fendirent l’eau dans leur direction. Les indigènes qui ne pagayaient pas brandissaient leurs armes et, sur leurs visages peints en guerre, la violence et la cruauté se lisaient seule.

Sans que ses voisins s’en aperçoivent, Broom poussa Rojas du coude et lui murmura quelques mots à l’oreille. Le visage du Portugais s’éclaira et, de la tête, il fit un signe affirmatif.

Les pirogues des Papous étaient maintenant à un jet de sagaie de celle des blancs. Ceux-ci serraient avec angoisse leurs fusils mitrailleurs ou leurs carabines, dans l’attente du geste qui déclencherait les hostilités. Un grand Papou, qui se tenait à la proue de la pirogue la plus rapprochée, brandit sa lance, la pointe dardée, prêt à la lancer.

— Ne tirez pas encore, dit Morane. Et si vous y êtes obligés, visez les pirogues pour les faire couler…

Cet avis venait trop tard, car le ricanement d’un Thompson retentit et le Papou qui brandissait la lance sursauta. Son bras retomba sans force, et il bascula par-dessus bord, pour disparaître aussitôt dans des remous d’eau déjà teintée de rouge.

Dans un mouvement d’une frénétique violence, Morane se retourna, les yeux brillant d’un éclat dur.

— Qui est-ce qui a ?…

Rojas serrait convulsivement son arme fumante et une expression de terreur brouillait ses traits.

— La lance murmura-t-il d’une voix tremblante. La lance… Comme dans la caverne… Pas les lances, pas les lances…

Bob comprit qu’il était trop tard pour reculer. Les Alfourous avaient poussé une grande clameur et les cinq pirogues convergeaient vers celle des blancs. Deux sagaies vinrent se planter en vibrant dans le bordage.

— Vers la berge, hurla Morane, vers la berge…

En même temps, il ouvrit le feu sur la pirogue la plus proche, visant en dessous de la ligne de flottaison. Percée par les puissantes balles, la coque prit bientôt eau de toutes parts et les Alfourous furent précipités dans le fleuve. Ce bain forcé sembla refroidir leur ardeur combative car, aussitôt ils se mirent à nager vers la rive opposée à celle où se déroulait la bataille.

Propulsée par les bras vigoureux de Ballantine, de Blaine, de Felton et de Broom, la pirogue atteignit la berge au moment où la troupe des pygmées commençait à céder sous les sauvages assauts des autres Alfourous. Aussitôt, les sept naufragés sautèrent à terre et les Thompson crépitèrent, semant le vide dans les rangs des Papous déjà à terre. Mais les Alfourous montant les quatre pirogues débarquaient à leur tour en poussant les cris de maté, maté. Ils étaient une quarantaine, ivres de fureur mystique et avides de carnage, et Morane et sa petite troupe furent obligés de leur faire face. Une première salve les arrêta. Une seconde les fit reculer. À la troisième, ils rembarquaient pour faire force pagaies vers le milieu de la rivière où ils s’arrêtèrent indécis et, visiblement, fort décontenancés.

À présent, Morane et ses compagnons, grisés par l’odeur de la poudre, se sentaient décidés à vendre chèrement leur vie. Les Alfourous se dressaient entre eux et la liberté. Ils les combattraient donc jusqu’à la mort. Ainsi, par un étrange hasard, les Pygmées sauvages et insoumis, habitants des vallées perdues, devenaient les alliés des hommes blancs venus des terres lointaines.

Deux autres groupes de Papous, plus importants ceux-là et venus respectivement de terre et de la rivière se précipitaient sur les blancs, prenant ceux-ci entre deux feux. Des sagaies sifflèrent et l’une d’elles vint se planter dans l’épaule de Felton, qui lâcha un cri de douleur. Fébrilement, Morane poussa un nouveau chargeur dans la culasse de son Thompson et ouvrit le feu. Les autres fusils mitrailleurs tonnèrent à leur tour, fauchant les assaillants qui, aussitôt mis en déroute, se précipitèrent vers les pirogues et les poussèrent dans le courant.

À la lisière de la forêt, les Pygmées continuaient à supporter le poids des attaques portées par les Alfourous venus par voie de terre. Habiles archers, les petits hommes excellaient dans les combats à distance mais, dans les corps à corps, ils succombaient plus aisément sous le poids et la force de leurs ennemis. Pourtant, l’intervention des blancs était venue changer le visage de la bataille. En un clin d’œil, le groupe des Pygmées fut dégagé. Ce fut une lutte sauvage, dominée par le bruit déchirant des armes à feu.

Contre toute attente, les derniers Alfourous, sans doute la fine fleur des guerriers de la tribu, se défendaient avec énergie. Frank Reeves fut, à un moment donné, jeté à terre par un coup de massue qui, par bonheur, le toucha seulement au flanc. La massue allait s’abattre une seconde fois, quand Morane intervint, fusillant le Papou à courte distance. Reeves se redressa.

— Merci, mon vieux, fit-il. À charge de revanche…

Mais Bob ne l’entendit pas. Il marchait vers un groupe compact d’Alfourous encerclant quelques Pygmées qui se défendaient avec un inutile courage. Visant avec soin, Morane tira à plusieurs reprises, balle par balle, et, chaque fois, un des Alfourous s’écroulait. Plusieurs autres tombèrent sous les coups des Négritos. Et, soudain, Morane se trouva devant un grand diable de Papou au nez traversé par un ornement en « vergue de beaupré » et dont la haute coiffure en plumes de casoar et de paradisier indiquait la qualité de chef. Dans son poing droit, il tenait une lance et, dans le gauche, un large pomaré en bois de fer. Tout de suite, Bob le reconnut : Tawoureh !

Le chef des Alfourous avait lui aussi reconnu le Français. Déjà, il dardait sa lance, lorsque Morane appuya sur la détente du Thompson. Seul, un claquement sec retentit. L’arme était vide.

Poussant une clameur de triomphe, Tawoureh se précipita sur son adversaire, prêt à l’embrocher de sa lance à pointe d’os. Mais, d’un coup de crosse, Bob détourna le coup et, comme Tawoureh perdait l’équilibre, il lui porta, du canon de son arme, une estocade qui, si le Thompson avait été muni d’une baïonnette, l’eût transpercé de part en part. Le souffle coupé, Tawoureh mit un genou en terre. Bob allait le frapper à nouveau quand un second Papou intervint. Son casse-tête manqua Bob de peu, mais la crosse du Thompson, elle, atteignit son but, couchant l’agresseur dans les hautes herbes.

Tawoureh avait trouvé la force de se relever. Brandissant son pomaré, il se relança sur le Français. La lame du grand sabre de bois rencontra le fût du Thompson et fut détournée. Par deux fois, Morane frappa de la crosse et Tawoureh mis définitivement hors de combat, s’écroula sur le corps de son compagnon. Essoufflé par ce court mais dur assaut, Bob se redressait, à la fois triomphant et écœuré, quand la voix de Reeves lui parvint.

— Attention ! Derrière vous…

Morane fit volte-face. Trois Papous se précipitaient dans sa direction, prêts à lancer leurs sagaies. Le fusil mitrailleur du Français était déchargé. Avant d’avoir le temps d’y glisser un nouveau chargeur, Bob serait transpercé. Pour la seconde fois, la voix de Frank Reeves résonna, sur un ton de commandement.

— Couchez-vous !…

Morane se laissa tomber à plat ventre. Le Thompson de l’Américain parla et Bob entendit les balles siffler au-dessus de sa tête. Deux des Papous tombèrent et le troisième, dégoûté du combat, se mit à fuir en direction de la rivière. Morane se redressa et dit en se tournant vers Reeves.

— J’ai l’impression très nette de vous devoir la vie.

L’Américain se mit à sourire au fond de sa barbe noire.

— Je vous la dois, moi aussi. Nous sommes donc quitte.

Morane secoua la tête.

— Nous ne serons jamais quitte, dit-il, ni vous, ni moi, et vous le savez bien.

Frank Reeves ne répondit pas mais le regard qu’échangèrent les deux hommes possédait plus de force que tous les serments d’amitié.

La bataille touchait à sa fin. Adossé à un arbre et se servant de son Thompson comme d’une massue, Bill tenait tête à une demi-douzaine d’Alfourous qui, finalement, se voyant isolés du gros de leur troupe, tournèrent les talons et gagnèrent la rivière où ils se jetèrent à la nage. Poursuivis par les Pygmées, les autres Papous cherchèrent eux aussi le salut dans la fuite. Peu soucieux de continuer une lutte devenue par trop inégale, ils se précipitèrent à leur tour dans la rivière et se mirent à nager vigoureusement vers les dernières pirogues qui les attendaient au milieu du courant.

Avec consternation, Morane regarda le champ de bataille. Il était écœuré. Frank Reeves, qui était demeuré à ses côtés, lui frappa sur l’épaule.

— Ne prenez pas cela trop au tragique, mon vieux ! De toute façon, nous ne pouvions pas faire autrement.

— Je sais, fit Bob. On ne peut jamais faire autrement… Heureusement, nous nous en sommes tous tirés à bon compte.

Des sept blancs, seuls Felton et Broom étaient blessés, le premier à l’épaule et le second à la joue dont un pomaré lui avait enlevé une dizaine de centimètres carrés de peau. Reeves souffrait légèrement du coup de massue reçu dans les côtes. Morane et Ballantine se tiraient de l’échauffourée sans même une égratignure. Rojas, qui le premier avait ouvert le feu, était demeuré caché sous un rocher durant tout le combat, et cela seul, sans doute, lui valait d’être indemne.

À présent, les Pygmées, au nombre d’une centaine, entouraient les hommes blancs. Ils avaient reconnu en Broom l’étranger qui, jadis, avait vécu parmi eux. Le chef, un petit homme au corps peint mi-partie en rouge mi-partie en jaune et aux cheveux constellés d’élytres de scarabées et de plumes de paradisier, vint se planter devant Broom et lui toucha la main en souriant de toutes ses dents soigneusement limées en crocs. Du doigt, il désigna le corps de Tawoureh, pour se lancer aussitôt dans une longue explication dans sa langue natale.

Bob avait suffisamment fréquenté les Négritos de la Nouvelle-Guinée Britannique pour saisir le sens général des phrases. Le chef des Pygmées, qui se nommait Maïri, était aux prises avec Tawoureh et quelques autres Papous, quand Bob était intervenu, lui sauvant ainsi la vie sans le savoir. À présent, Tawoureh était sans doute mort et lui, Maïri vivait : Bob était donc devenu un peu comme son père et sa mère.

Par la suite, Morane et ses compagnons apprirent que quelques jours plus tôt, les Alfourous avaient pillé les champs des Négritos. Ce crime majeur devant être puni, les hommes de Maïri s’étaient mis en route vers le village papou, comptant surprendre les Alfourous et leur faire payer cher leurs rapines. Pourtant, eux-mêmes étaient tombés dans une embuscade et, sans l’arrivée des hommes blancs et de leurs machines à donner la mort, ils auraient tous été massacrés.

Restait à savoir ce que les Alfourous faisaient là, en si grand nombre, et pourquoi ils avaient laissé leur village quasi sans défense, à la garde d’une poignée de guerriers et de quelques femmes craintives.

Une seule explication s’imposait devant une expédition d’une telle envergure. Après le double sacrilège commis par les hommes blancs dans la caverne, les Alfourous, impuissants à poursuivre leurs auteurs dans les entrailles de la montagne sacrée, avaient décidé d’aller détruire le grand oiseau argenté, messager du malheur. La tribu tout entière s’était donc lancée à la recherche de l’épave du Mitchell. Seuls, les Pygmées, rencontrés au débouché de la rivière souterraine, avaient pu les détourner de leur but.

— Les hommes blancs venus du ciel dans le grand balus mécanique, continuait le chef des Négritos, ont sauvé Maïri et ses guerriers de la défaite et de la honte. Les hommes blancs viendront au village de Maïri où il y aura une grande fête et beaucoup de choses bonnes à manger…

Morane aurait bien voulu regagner sans tarder l’épave du Mitchell, mais il ne pouvait refuser l’invitation du chef des Pygmées sans risquer de l’offenser gravement. Levant la tête, il inspecta le ciel. Aucune machine volante ne s’y manifestait. Aucun ronronnement de moteurs ne se faisait entendre. De toute façon, à cause de cet hélicoptère qui devait venir d’Australie, les secours ne pourraient arriver avant le lendemain ou le surlendemain au plus tôt.

— Les hommes blancs accompagneront Maïri et ses guerriers à leur village, fit Morane en faisant appel à toutes ses connaissances de la langue papoue. Ensemble, ils pourront se réjouir de leur triomphe.

Pendant que les Négritos coupaient quelques têtes d’Alfourous, relevaient leurs propres blessés et se préparaient, selon la coutume, à emporter leurs morts, Bob remarqua que Broom et Rojas, qui s’étaient retirés à l’écart, discutaient avec animation. Il s’approcha d’eux et, les interrompant, s’adressa à Broom.

— Nous allons donc où vous vouliez aller en me forçant à atterrir dans cette vallée infernale : au village des Pygmées, où se trouve sans doute l’idole aux yeux d’émeraudes… Si je surprends l’un de vous à faire le moindre geste pour tenter de s’approprier ces émeraudes, je n’hésiterai pas à l’abattre comme un vulgaire cochon sauvage…

Il héla Bill.

— Désarme ces deux énergumènes, lui dit-il. La bataille est terminée à présent et ils n’auront plus à se défendre contre personne… sauf peut-être contre nous.

Broom et Rojas remirent leurs armes à Ballantine sans même faire mine de résister. « Se seraient-ils assagis ? », se demanda Morane. Mais il se souvint de ces banquiers qui après avoir fait banqueroute, s’installent aussitôt prêteurs sur gages ou usuriers. Les amateurs d’émeraudes devaient être également incorrigibles et Bob se promit de ne pas perdre de vue Broom et Rojas pendant tout le temps de leur séjour au village des Négritos.

 

*
* *

 

Le village en question était situé en amont de la rivière sur une large plate-forme rocheuse surplombant le courant. D’accès difficile, il se composait d’une centaine de cases rondes montées sur pilotis et groupées autour d’une plus grande construction entourée d’une haute palissade de bambous.

Il faisait presque nuit lorsque la troupe des Négritos et de leurs amis blancs y parvinrent. Dans l’allée centrale la foule des Pygmées, hommes, femmes et enfants se pressaient pour acclamer les vainqueurs. L’allégresse était si grande que c’est à peine si l’on trouvait le temps de formuler quelques paroles de regret pour les morts. En dignes Négritos, ils avaient péri en combattant et leur mana trouverait le repos comme celui de tous les héros. Tout regret se révélait donc superflu puisque les esprits des morts demeuraient présents en toute chose, dans le vent, dans la pluie, dans le sable ou dans les branches des arbres, prêts à protéger les vivants ou à leur nuire, comme les défunts les avaient protégés ou leur avait nui dans le passé.

Déjà, les femmes procédaient aux préparatifs de la grande fête qui devait avoir lieu avant que l’allégresse se fut calmée. Les plantations de bananes et de patates douces étaient dévastées, les porcs égorgés et dépecées, les feux allumés. Les tam-tams se mettaient de la partie, puis les fifres et les conques. Les hommes hurlaient, les femmes glapissaient. Bref cela tourna vite en un tintamarre indescriptible auquel s’ajoutait le flamboiement des brasiers, l’odeur des viandes, des patates et des bananes en train de rôtir et, aussi – pourquoi le cacher ? – le relent épicé des chairs en sueur.

Ensuite, ce fut le repas, auquel les blancs, affamés, prirent part avec plaisir. Évidemment, la table des Négritos ne ressemblait en rien à celle de quelque luxueuse auberge tourangelle. On mangeait à sa guise, assis en rond, et avec les mains. De larges feuilles tenaient lieu de plats et d’assiettes et des noix de coco évidées et coupées en deux hémisphères, servaient à contenir le vin de palme.

Ce vin de palme aidant, les Pygmées ne tardèrent pas à sombrer dans une violente euphorie. Les tambours se remirent à marteler leurs rythmes sauvages, les flûtes d’os à miauler leurs phrases musicales éternellement répétées et les conques à dire, en de graves beuglements, toute la satisfaction des estomacs repus.

Alors, la danse commença, sorte de chorégraphie guerrière au cours de laquelle tous les Pygmées qui, ce jour-là, avaient combattu les Alfourous, défilaient en un long monôme, brandissant leurs armes et poussant des cris gutturaux. C’était un spectacle à la fois attachant et barbare, celui de ces gnomes, aux corps bariolés et aux visages tatoués, se démenant avec un ensemble que vu la spontanéité de la danse, tenait de la magie. Ce ballet sauvage semblait réglé comme celui de quelque grand opéra et les têtes coupées des Alfourous, piquées au bout des lances, y ajoutaient le piment de l’horrible.

Parfois, un des Pygmées s’arrêtait et, faisant face à l’assistance, vantait ses exploits et mimait le combat qui l’avait opposé à ses ennemis.

— Moi, Aloua, clamait l’un, j’ai tué quatre hommes de l’autre vallée malgré leur force et leur taille. Personne ne possède le courage d’Aloua.

Un autre, au visage peint en bleu, brandissait son épieu au bout duquel une tête coupée était fichée.

— Tana a pris le mana du grand makan-orang, criait-il à la lune. Son vaillant pomaré lui a coupé la tête pour que tout le monde sache que Tana est brave et fort.

Puis, soudain, sur un geste du sorcier, un petit vieillard tordu et au visage enduit de couleur blanche, ce fut le silence complet, l’immobilité totale.

Sans qu’aucun ordre leur fut donné, tous les habitants mâles du village se dressèrent, portant des fruits, de la viande, et se dirigèrent vers la grande case entourée d’une palissade de bambou. Le chef, Maïri, toucha la main de Morane et, sans une seule parole, lui désigna la case. Bob et ses compagnons se levèrent à leur tour et suivirent la foule des Négritos recueillis.

La case, éclairée par une douzaine de torches, apparut vaste et nue. Au milieu, une statue, haute d’un mètre environ, était simplement posée sur le sol de terre battue, et les indigènes, avec des signes de grand respect venaient déposer leurs présents autour d’elle puis repartaient comme ils étaient venus.

L’idole elle-même ne possédait rien de bien extraordinaire. C’était un telum classique, grossièrement taillé dans un bloc de tuf volcanique. Les bras étaient simplement dessinés en creux dans la masse du corps et le visage aux traits seulement ébauchés possédait la lourdeur majestueuse et sereine de ces déités imaginées par la barbare simplicité des primitifs. Pourtant, les yeux attiraient. De la grosseur d’œufs de poule, fortement exorbités, ils lançaient des feux verts sous l’éclat tremblotant des torches.

Aussitôt, Bob se sentit fasciné. Ces émeraudes apparaissaient uniques. Rapportées en pays civilisés, elles y vaudraient une fortune, plusieurs fortunes. Mais que ne valaient-elles pas pour les Pygmées ? Combien de temps n’avait-il pas fallu à leurs ancêtres pour les appareiller, les polir ? À présent, faisant partie de l’être même du dieu, elles étaient taboues et, comme telles, possédaient une valeur inestimable aux yeux des Négritos.

Frank Reeves poussa Morane du coude et murmura :

— Jolis cailloux, n’est-ce pas ?

Bob eut un signe d’affirmation.

— Oui, fit-il. Je commence à comprendre un peu l’engouement de Broom. J’en connais beaucoup qui se damneraient pour la possession de ces pierres.

— Bah !, dit Reeves en haussant les épaules, elles sont aussi bien ici que derrière une vitrine, dans un musée ! Pour ceux qui éprouveraient du regret à les voir promues au rang de dieux Négritos, il suffit de songer à toutes les autres émeraudes qui demeurent enfouies dans la terre et que jamais peut-être nul ne découvrira…

La simplicité de cette philosophie frappa Morane, et il sentit, en même temps, grandir son estime pour Reeves. Évidemment, quand on possédait la fortune de l’Américain, il était aisé d’afficher un tel détachement vis-à-vis des biens matériels. Pourtant, en y réfléchissant bien, Morane pensa qu’il suffisait de posséder seulement un peu de sens humain pour comprendre que les Négritos, malgré leur petite taille, leur peau noire et leurs bariolages, étaient aussi des hommes sensibles et que leur dérober les émeraudes sacrées aurait été leur arracher une partie d’eux-mêmes, les priver de leurs dieux protecteurs.

Broom et Rojas ne semblaient pas nourrir de pareils convoitise. Entourés par leurs compagnons, ils faisaient songer étrangement à deux chiens assis devant un sucre auquel on leur a défendu de toucher.